Le programme scientifique de l'IDEAS

Vers une anthropologie de la pluralité

Les membres de l'IDEAS sont engagés dans une anthropologie empirique et théorique exigeante et ouverte largement sur le monde contemporain, au-delà de la Méditerranée, tout en conservant les acquis de l'héritage intellectuel de l'IDEMEC, dont l'IDEAS prend la suite. 

Le projet souhaite décrire, interroger et mettre en comparaison la façon dont les sociétés contemporaines produisent des collectifs et des individus alors que les capacités cognitives et les capacités d'agir des acteurs sont orientées par des matrices soumises à des dynamiques sociales et culturelles en mouvement. L'ambition de cette question globale s'appuie sur une ethnographie et une anthropologie comparative en Méditerranée, en Europe et en Amérique et place le projet de l'IDEAS sous le signe d'une anthropologie de la pluralité. 

La saisie de la différence - culturelle, religieuse, sexuelle, ethnique, politique, cognitive, esthétique, territoriale, genrée, etc. – se trouve à la base de la démarche anthropologique. Cette recherche de la compréhension des écarts différentiels a inauguré des chantiers de collecte de données ethnographiques qui furent systématisées à travers la construction de grandes théories de l'organisation des sociétés humaines, depuis l'évolutionnisme jusqu'au tournant ontologique. Les systèmes intellectuels, philosophiques ou anthropologiques apparaissent dépendants de la notion de « différence », qui est apparue comme un concept majeur dans l'élaboration d'un discours sur l'humanité, comme l'a développé Michel de Certeau (1975). Au niveau de l'individu, la découverte de l'inconscient s'est également traduite par une prise en compte des écarts entre les actions sociales des personnes et les matrices qui modifient et orientent leurs expressions et leurs représentations. 

Les approches développées depuis la fin du XXe siècle ont également mis au travail la différence en choisissant des options plus ou moins radicales, en inventant de nouvelles méthodologies d'analyse (voir l'anthropologie dialogique, Bilu 2015) ou en découvrant de nouveaux objets (voir, dans l’unité, les lieux de culte partagés, Albera et al. 2009). D'un côté, ces débats ont éclairé ou légitimé les politiques internationales, notamment sur l'unité de l'espèce humaine et la diversité culturelle (Lévi-Strauss 1952). D'un autre côté, la théorie des ontologies développée par Philippe Descola (2005) décrit des mondes cognitifs qui varient selon les systèmes de relations entre les humains et leur environnement, dont certaines configurations mènent à la catastrophe. 

Ce rapide tableau dressant la place de la différence dans le processus analytique anthropologique dévoile que si la différence est bien constitutive de la vie des humains en société (sujets, personnes, groupes), sa prise en compte ne peut se résumer au simple constat de l'existence d'altérités, c'est-à-dire d'autres existants, ni aux injonctions à la reconnaissance de la diversité comme une condition éthique de la vie sociale. La différence implique également une dimension relationnelle qui se traduit par un ensemble de pratiques, de valeurs et de performances que l'on se propose de nommer pluralité

Entendue comme la concomitance de plusieurs entités, systèmes de valeurs et activités sociales dont les fondements et les objectifs diffèrent, la pluralité ne désigne pas seulement le fait d'être différents et d’être divers, mais celui d'être plusieurs.Elle dessine une palette étendue et contrastée de relations sociales qui va du conflit à la pacification, de la contrainte à l’incertitude, des politiques de (ré)conciliation religieuse aux anathèmes et accusations d'hérésie, de l'inclusion des minorités aux violences discriminatoires, du contrôle d'un soi conforme aux exigences sociales à la recherche du dépassement de soi par l'extase ou la transe. Ainsi explicitée, la notion de pluralité permet de mieux comprendre comment la coexistence des différences se joue sur les scènes collectives et individuelles et comment les sociétés tentent d'en maîtriser les effets.

Quatre fils théoriques structurants

Appuyé sur ce cadre conceptuel, le projet scientifique de l'unité se divise en deux grands chantiers, l'un théorique et l'autre pratique. Le chantier théorique se caractérise par quatre orientations épistémologiques à partir desquelles les membres de l'unité travaillent ; le chantier pratique est constitué quant à lui par la tenue du séminaire hebdomadaire et la création d’une série d'ateliers collectifs interrogeant des cas, des thèmes ou des domaines spécifiques. 

L’approche théorique est pensée comme une tresse de quatre fils dont la structure incarne le moteur intellectuel et problématique du projet. Tous les membres de l’unité s’en saisissent pour explorer, comparer, dépasser et enrichir leur propre héritage ethnographique et théorique. Ces fils théoriques ne fonctionnent donc pas comme des groupes de travail, mais comme des sources d'inspiration et d'innovation réflexive, dont les perspectives sont complémentaires et mises en pratique au sein du séminaire commun et des ateliers. 

I. Savoirs/Pouvoirs. La pluralité en pratiques

Le premier fil est le lieu d'interrogation et de description des pratiques sociales et culturelles au prisme de la pluralité. Il interroge les normes, les règles, les dissensus, les conflits et les consonances qui structurent, régulent ou perturbent les relations entre les individus et les groupes confrontés aux autres et à eux-mêmes. Partant, il permet de documenter et de comprendre comment se joue la coexistence de différents corpus de savoirs, de régimes d'actions et de systèmes de pouvoirs antagonistes ou complémentaires. En effet, la pluralité qui caractérise les mondes contemporains se donne d'abord à voir comme un ensemble de pratiques sociales, culturelles et politiques. Or ces pratiques mettent en jeu des connaissances diversement transmises et acquises, ainsi que des formes d'organisation politique qui s'articulent plus ou moins aisément les unes avec les autres. À travers quelles pratiques et quelles normes se déploie la pluralité, qu’elle soit culturelle, sociale, religieuse ? Comment le fait d’être et de se penser à plusieurs se met-t-il en place dans les sociétés globalisées ? De quelle façon la transformation de ces sociétés se trouve-t-elle déterminée par la conscience de la pluralité ? En plus d’un examen des pratiques de la pluralité, ce sont les processus de la pluralité et leurs rouages, autrement dit, la pluralisation, qu’aborde ce premier fil. En invitant à une analyse minutieuse des structures productrices de la pluralité, ce fil permet de prendre acte de la pluralité dans les mondes sociaux et de saisir ce qu’elle apporte et produit en tant que matrice de la vie collective. Que nous dit en effet la pluralité des structures cognitives et culturelles en général ? Quelles sont les conséquences politiques et morales de l’identification, de l'énonciation et de l'imposition de la pluralité ? N’amène-t-elle pas alors à penser, à nouveaux frais, la dynamique des économies morales (Thompson 1971, Fassin 2009) et celles des ontologies (Descola 2005) ? 

II. Subjectivations. Pluralité des sujets

Le deuxième fil prolonge les réflexions du précédent projet autour de la fabrique sociale et culturelle du sujet, qui avaient pour objectif de questionner la notion de sujet à l’aune de la mondialisation et de la réflexivité. Il s’agit de repenser les processus de subjectivation au regard de la façon dont les individus se définissent en relation aux environnements, aux normativités, à leurs semblables différents mais aussi à « eux-mêmes », à leurs corps, leurs génomes, leurs relations, leurs identités de genre, de sexe, de religion, et à leurs intimités spirituelles. Comment reconnait-on et répond-on aux enjeux de la présence d'un autre en soi, notamment dans le cas de la possession ou de la conversion ? Comment faire juridiquement et socialement reconnaitre un statut différent de son assignation sexuelle ? Quelles sont les modalités biographiques de changement d'affiliation généalogique ? Se savoir autre, manifester l'altérité en soi et distinguer les autres autour de soi n'impliquent pas seulement de reconnaître la diversité, mais d'administrer également la pluralité des façons d'être au monde, la coexistence de plusieurs normes et performances de l'humanité. La notion de pluralité vient ainsi éclairer la construction des individus en mettant en avant les dynamiques, les mises en doute et les configurations de la certitude et de l'incertitude d'être soi. Comment l'apparition d'autres déclinaisons ou virtualités de l'identité - parentales, corporelles, sexuelles, spirituelles, ethniques, etc.- affectent-elles la conscience de soi ? De quelle manière s'accepte, se négocie ou se combat l'appartenance d'un individu à une multitude de cadres d'identification ? Dans quelle mesure la narration collective des identifications plurielles soutient-elle les dynamiques de fabrication du sujet ? Se reconnaît-on plus facilement autre, autant que soi, dans l'expérience de la pluralité sociale ou culturelle ? Quels sont les signes de reconnaissance ou de déni de l'altérité dans un système pluriel ? Comment la pluralité permet d'informer la fabrication des personnes (Mauss 1938) et celle des sujets (entre autres, Ingold 2011, Pons 2021, Lurhmann 2022) en anthropologie ? 

III. Esthétiques. Hétérographie et matérialité de la pluralité

Par une nouvelle lecture de l'œuvre d'André Leroi-Gourhan, initiée dans le projet précédent, le troisième fil théorique positionne l'analyse de la pluralisation dans le champ de l'esthétique. Appréhendée comme l'expression quotidienne, ordinaire et matérielle des identités collectives et individuelles, l'esthétique au sens d’André Leroi-Gourhan (1964) ne concerne pas une lecture normative et idéelle du beau et du bien. Elle touche à la définition de styles matériels qui, pour l'ensemble des sociétés humaines, qualifie et rend reconnaissable l'appartenance à un ensemble social, parmi une pluralité d'esthétiques possibles. Les cultures - les collectifs et à travers eux les sujets - s'écrivent donc au moyen d’hétérographies, d’écritures autres, qui se matérialisent dans le rituel, l'architecture, la parure, le design, les images, le son, la sensorialité, la littérature, la musique, la fête, le jeu, le sport, le geste, etc. A travers le concept d'hétérographie, les systèmes d’écritures du monde et de performances du réel permettent de lire, tels des sédiments stratifiés, les modes d’existence pluriels qui caractérisent les individus et édifient nos sociétés. Dans quelle mesure la pluralisation autorise et permet l'expression des volontés de singularisation ? Comment s'articulent ces désirs de soi et la pluralité esthétique ? À quelles conditions la rencontre de canons esthétiques est-elle possible et quelles en sont les conséquences sociales et culturelles ? Jusqu'où peuvent aller les usages et les instrumentalisations politiques de ces matérialités ? Enfin, comment repenser la notion même d'esthétique comme écriture dans le contexte de la pluralité ? 

IV. Épistémologies. Pluralité de l'exercice anthropologique

Ce fil a pour vocation de mettre en perspective les approches réflexives, les expérimentations méthodologiques et les formes alternatives d'écriture de l'anthropologie, notamment l'anthropologie visuelle qui est une des pratiques majeures de l'unité, avec l’histoire de la discipline. 

L'ethnographie s'inscrit aujourd'hui dans une approche collaborative et interdisciplinaire. La co-écriture est par ailleurs devenue une option méthodologique commune. Ces processus semblent aplanir les hiérarchies intellectuelles et sociales entre les disciplines, les chercheurs et les milieux étudiés. Toutefois, ces nouveaux régimes de l’exercice anthropologique ne vont pas sans poser des questions épistémologiques. Le chercheur est parfois rejeté du champ de son étude et se trouve dans l'impossibilité d'enquêter. L'ethnographie s'inscrit donc aujourd'hui parmi une pluralité des voix dont il faut négocier la place et la légitimité. Les limites disciplinaires sont parfois dépassées et permettent d’investir les défis sociaux fondamentaux (changement climatique, génie génétique, mutations de la parenté, globalisation), mais des frictions épistémologiques peuvent également durcir le dialogue. À partir de quelle position ethnographique parlons-nous donc ? Comment construire un régime de la preuve et une heuristique de la démarche collaborative et interdisciplinaire quand la pluralité fait loi ? Comment penser les cas dans lesquels le chercheur n'est plus accepté et entendu par le milieu qu'il souhaite étudier ? 

Par ailleurs, une multitude de formes d'enquête et de restitution vient compléter depuis quelques décennies les écritures académiques : expositions, bandes-dessinées, films, spectacles vivants, théâtre. Il importe donc de prendre la mesure des formes multiples que revêt l'ethnographie et sa restitution dans les sociétés actuelles. Ressortissent-elles désormais de l’obligation éthique de la recherche ? Comment interpréter ces nouvelles collaborations ? À quelles limites nous mène la pluralité des démarches mises en œuvre ? Si l'ethnographie et ses méthodes évoluent et se pluralisent rapidement, il faut en identifier précisément les rouages et les conséquences, réfléchir aux nouveaux défis méthodologiques et politiques qui en découlent (Dufrêne et Taylor 2009 ; Pasqualino et Schneider 2009, Müller et al. 2017) et poursuivre ainsi l'invention du terrain ethnographique (Criado et Estalella dir. 2018, Ingold 2019). 

Les dispositifs de tressage 

Les fils du projet concernent tous les membres de l'équipe et ont été pensés pour servir d'orientation aux recherches individuelles et structurer la discussion collective. Ils n'ont donc pas vocation à être animés par des responsables, ni à recevoir de manière privilégiée la contribution de tel ou tel membre. Le séminaire et les ateliers, en revanche, tiendront ce rôle de liant et d'agitateur de la réflexion des membres.

Des ateliers activateurs d'idées et de projets

Coordonné par un ou deux membres de l'unité, un atelier regroupe des membres de l'IDEAS, éventuellement des membres externes et des institutions partenaires (co-financement), afin d'étudier une thématique, une problématique ou un objet précis. Ils entretiennent un lien explicite avec un ou plusieurs fils du projet théorique de l'unité dont ils contribuent à accomplir le tressage. Les ateliers peuvent s'étendre sur une durée variable, d’un à cinq ans. 

Les ateliers encadrent la production de la connaissance (publications, expositions, spectacles, films) et sont également le lieu d’élaboration des évènements (journées d’études, séminaires et colloques). Ils permettent la projection des candidatures individuelles ou collectives pour les appels à projets et les projets de recherche en incubation qui ont besoin d'un espace-temps spécifique.

Un séminaire commun pour suivre collectivement les quatre fils du projet

En parallèle, le séminaire général de l'IDEAS poursuit le travail de maillage des travaux en alternant, sur une base hebdomadaire, des cycles thématiques de 4 séances rassemblant des invités extérieurs et des chercheurs de l’unité. Des séances sont réservées à des collègues invités, aux étudiants en Master et aux doctorants, ainsi qu’au séminaire inter-laboratoire d'anthropologie d'Aix-Marseille (SILAM) qui rassemble, deux fois par an, tous les laboratoires associés au département d'anthropologie d’Aix-Marseille Université.