Appel à communication "Un pas après l’autre"

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Les Rendez-vous ethnologiques de Salagon - 12 avril 2024 - Propositions à envoyer avant le 22 janvier 2024
 

Un pas après l’autre
Points de vue ethnographiques et muséologiques sur la marche ordinaire


En collaboration avec l’IDEAS (UMR 7307 AMU-CNRS) et le CRIA (UMinho)

Labélisé « Ethnopôle », le musée de Salagon, situé à Mane (Alpes-de-Haute-Provence), est un musée départemental d’ethnographie installé dans un monument historique entouré de cinq jardins ethnobotaniques.
L’Ethnopôle de Salagon organise des formations, des séminaires et des journées d’études en partenariat avec des universités et des centres de recherche CNRS.
Depuis 2015, Salagon propose « Les Rendez-vous ethnologiques », une journée d’étude évoquant chaque année une thématique propre à l’ethnologie contemporaine et/ou aux musées de société.
Cet évènement est organisé en partenariat avec le laboratoire IDEAS (UMR 7307 AMU- CNRS, Aix-en-Provence) et le CRIA-UMinho (Braga, Portugal) grâce au soutien du ministère de la Culture (Direction Générale des Patrimoines, Délégation à l’inspection, à la recherche et à l’innovation-DIRI).
 

Membres du comité scientifique des « Rendez-vous ethnologiques » :

-Antonin Chabert, Directeur de Salagon, musée & jardins, chercheur associé à l’IDEAS- UMR 7307 AMU-CNRS
-Cyril Isnart, Ethnologue, Directeur de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (AMU-CNRS), membre de l'IDEAS et du conseil scientifique du musée de Salagon
-Jean-Yves Durand, Ethnologue, Université de Braga, Portugal (CRIA-UMinho), membre du conseil scientifique du musée de Salagon


Cette année, le musée de Salagon a choisi de mettre en avant la thématique de la marche. Le texte d’appel à communication, dans les pages suivantes, fixe les orientations scientifiques de la journée d’étude.

Pour envoyer vos propositions de communication, merci de les envoyer à l’attention d’Antonin Chabert à cette adresse mail : antonin.chabert[at]le04.fr

Merci d’envoyer vos propositions exclusivement en format léger, format Word, sans images ou pièces jointes svp.


Les déplacements, l’hébergement et le repas de la journée d’étude sont pris en charge par le musée.
Un pas après l’autre.
Points de vue ethnographiques et muséologiques sur la marche ordinaire

Jean-Yves Durand
CRIA-UMinho (Braga, Portugal)
Membre du conseil scientifique du Musée de Salagon


Des découvertes de vestiges osseux toujours plus anciens (allant désormais jusqu’à 7 millions d’années) ont considérablement compliqué, ces dernières décennies, les considérations paléontologiques au sujet des origines et des implications de la posture verticale et de la locomotion bipède dans l’évolution humaine (Lequin 2019, 2022). Quoi qu’il en soit, et même si d’autres êtres vivants sont bipèdes (comme les oiseaux, descendants des dinosaures), Homo sapiens est aujourd’hui la seule espèce à pratiquer la marche bipède permanente en posture verticale. Cette double caractéristique distinctive a été valorisée différemment par la philosophie, qui a souvent perçu dans la position érigée l’indice de quelque dimension divine dans l’humain, et par la paléoanthropologie, qui a surtout valorisé la bipédie. En effet, ce mode locomoteur est la condition de l’accroissement du volume cérébral ainsi que de la libération de la main et de la face (permettant la complexification de la technologie et du langage). Il marquerait ainsi l’origine de notre espèce, dont il serait une propriété (Leroi-Gourhan 1964) – une vision désormais mise en cause par les indices fossiles de diverses très anciennes bipédies (au demeurant pas nécessairement exactement similaires à la nôtre) chez des espèces demeurées sans descendance (Lequin 2022).

On peut observer que nous connaissons d’assez nombreuses empreintes de pieds de diverses périodes préhistoriques (Cohen 2007) mais que, à la différence des traces de mains positives ou réalisées au pochoir, seuls de rarissimes cas pourraient avoir résulté d’une intentionnalité sémiotique, éventuellement « artistique », laquelle reste foncièrement hypothétique (Lanese 2021). Partie du corps, « la plus éloignée du  cerveau », le pied « manque d’éclat et de noblesse » et semble échapper « à la maîtrise, au contrôle raisonné » (Barthélémy et Rey 2012 : 209). À la suite d’André Leroi-Gourhan (1964 : 119), Christian Bromberger (1995 : 115) relève que « la quantité de neurones qui lui correspondent » est « dérisoire si on la compare à celle qui gouverne les organes de la préhension et de l’articulation », ce qui est la source de l’incertitude de la maîtrise du ballon par un organe à la motricité approximative, un caractère aléatoire essentiel à l’intérêt du jeu de football. Une « éducabilité » du pied par les footballeurs, les antipodistes, les peintres pédestres… est certes avérée (Barthélémy et Rey 2012 : 210), mais tout indique qu’il y a fort longtemps que nous faisons de cet organe défavorisé une valorisation symbolique bien différente de celle de la main.

Loin de ces considérations, nous marchons. La marche a été très longtemps l’unique mode de locomotion humaine, avant que diverses innovations techniques ne permettent des déplacements plus rapides et moins fatigants, car recourant à d’autres sources d’énergie que celle du corps, qui sont progressivement devenus accessibles au plus grand nombre. Des évolutions sociales et comportementales ont aussi contribué à ce que l’inévitable nécessité de la marche se trouve réduite à l’exécution de tâches du quotidien. Par contre, des pratiques ambulatoires de loisir ou sportives, en vogue dès le XVIIIème et surtout le XIXème siècle dans l’aristocratie et la bourgeoisie européennes, se massifient désormais, notamment dans les sociétés euro-américaines, tout en se diversifiant : en tant que produit commercial, outre la randonnée et le trekking, la marche se décline désormais en ses versions athlétique, nordique, aquatique, afghane, polyvalente… Et les motivations nourrissant le vif engouement pour les chemins de pèlerinage sont multiples et seulement en partie religieuses (Herrero Pérez 2023 ; Toniol 2011a).

La locomotion pédestre est une « technique du corps » certes mise en œuvre individuellement mais qui peut se manifester par des démarches marquées de variations sociales et culturelles (Mauss 1936) ou porteuses d’informations sur l’état de santé ou émotionnel de la personne qui marche (Sundelin T. et al. 2015), toutes manifestations de dispositions corporelles acquises et naturalisées (une hexis, expression visible de l’habitus, comme dans le cas de la marche de l’homme et la femme kabyles observée par Pierre Bourdieu ; 1972 ; voir également Bourdieu 1980). On lui donne aussi des significations, qui peuvent changer avec le temps, selon qu’elle est pratiquée en solitaire ou lors de mobilisations collectives : clubs de randonnée, « marches blanches » ou « silencieuses », cortèges de protestation, marches militaires, manœuvres génocidaires… (Sur les significations politiques de la marche, voir Gros 2020.)
Depuis quelques décennies, on ne compte plus les publications en tous genres faisant le récit d’expériences personnelles de la marche. Après l’un des précurseurs remarquables, comme Robert Louis Stevenson (1879) et pour leurs qualités d’écriture, citons au moins Jacques Lacarrière (1974) et Robert McFarlane (2013). L’expansion et le succès public de ce corpus gigantesque, en particulier en français et en anglais, mériteraient d’ailleurs une analyse systématique explorant les idées et les attentes, parfois contradictoires, qui leur sont sous-jacentes. Et autant d’essais philosophiques, littéraires ou sociologiques s’intéressent à la figure du « flâneur » ou voient dans la marche l’occasion d’un double mouvement vers l’autre et vers soi-même (par exemple Chardonnet-Darmaillacq et al. 2016 ; Gros 2009 ; Le Breton 2000 ; Rauch 1997 ; Truong 2020 ; Tudoret 2023). Plus récemment, des lectures féministes ont souligné la place, dans la vie et l’inspiration de créatrices de premier plan, d’une activité dont les pratiquants masculins ont toujours eu droit à plus d’attention (Abbs 2021 ; Andrews 2021 ; Solnit 2021). Des recherches récentes en anthropologie évolutive observent d’ailleurs comment certaines caractéristiques du corps féminin et des tâches attribuées de très longue date aux femmes (notamment le fréquent transport de charges) leur ont conféré une économie locomotrice hautement efficace et une endurance qui aura été importante dans l’évolution de l’espèce (Wall-Scheffler 2022). Mais tous ces travaux ne font pas toujours une claire distinction entre ce qui résulte en fait d’une expérience individuelle ou collective, du cheminement, du voyage (ou du « nomadisme », qui fascinait Bruce Chatwin), de l’immersion dans un certain paysage ou encore de la liberté d’accéder à l’espace public (sur l’engouement pour les randonnées féministes, voir Dryef 2022) et ce qui relèverait réellement de propriétés spécifiques de la marche. Et ils ne s’intéressent pas à celle que l’on pratique sur tapis roulant électrique, en gymnase, écouteurs aux oreilles.

À cet égard, l’effort physique qu’elle exige est constitutif de l’exercice spirituel plus ou moins sacrificiel et doloriste que sont pèlerinages, processions, et circumambulations de sanctuaires. Parce que la marche est lente, elle est souvent présentée comme un antidote au rythme effréné et à la superficialité de la vie moderne (Le Breton 2012) -- même si, comme le note Martin de la Soudière (2019 : 43),  « randon »,  origine étymologique  de « randonnée », indiquait vitesse et impétuosité. Encore que relative, une plus grande vitesse est associée à la marche athlétique, connue aussi comme marche rapide ou active, dont une règle impose que la jambe de soutien soit tendue entre le moment où le pied touche le sol  jusqu’à ce  qu’il passe au-dessous  du  corps. Techniquement  efficient,  le mouvement qui en résulte n’est néanmoins pas sans évoquer pour le béotien la séquence du Ministry of silly walks interprétée par les Monty Python (1970 ; https://www.dailymotion.com/ video/xmbzbq), laquelle a motivé une très sérieuse étude quantitative du rendement énergétique des démarches loufoques qui y figurent (Gaesser, Poole et Angadi, 2022). Une autre règle de la marche athlétique interdit un temps de suspension : il faut toujours que l’un des deux pieds soit en contact avec le sol. En effet, dans la marche, à la différence de la course, le corps est en permanence en appui (sur les relations entre ces deux activités et les différences sociologiques de leurs pratiquants, voir Segalen 2020). Puisque nous marchons moins, nous aurions perdu les bénéfices supposés de ce contact, de cet ancrage rythmé à la terre. Abondent ainsi les propositions de stages de « régénération », de «redécouverte » ou de « reconnexion » tant à la nature qu’au moi intérieur ou à une transcendance grâce à une marche qui se fera souvent « en forêt », parfois pieds nus, voire sans aucun vêtement, pourquoi pas les yeux bandés, éventuellement la nuit ou lors du brâme du cerf.

Il n’est pas certain qu’y participerait Montaigne (1595), qui nous dit pourtant « Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent. » C’est à cheval qu’il fit son voyage en Italie, et il déambula surtout sous les sentences inscrites au plafond de sa librairie. Mais rares sont les désormais innombrables « éloges de la marche » qui ne passent en revue une ample liste d’esprits plus ou moins célèbres, à commencer par Aristote, fondateur de l’école philosophique péripatéticienne, dont la créativité et la perspicacité découleraient de la pratique de la marche. Parmi les multiples aphorismes inspirés de la même idée, l’un des plus cités est de Jean Giono : « Si tu n’arrives pas à penser, marche ; si tu penses trop, marche ; si tu penses mal, marche encore. » Le même auteur confiait aussi, dans ses entretiens avec Jean Carrière (en 1965 ; Giono et Carrière 2004) que « Le mouvement de la marche activait probablement le mouvement de l’esprit et je trouvais en me promenant ce que j’avais vainement cherché à ma table. »

Une étude de l’université de Stanford affirme même avoir quantifié cet effet psychostimulant de la déambulation : la marche nous rend 60% plus créatifs (Wong 2014). Pourtant, et outre que désirer mesurer l’imagination paraît à tout le moins discutable, nous ne manquons pas d’œuvres qui sont remarquables bien qu’issues de cerveaux sédentaires. Mais nous retrouvons ici l’intime lien établi par la paléoanthropologie entre la marche bipède et le développement cérébral. Pour le paléontologue Pascal Picq (in Calvet et Blin 2016), « la marche ouvre à la fois le chemin et l’esprit », ce que ne nieraient sans doute pas les membres d’un ordre contemplatif circulant dans leur cloître. Et un philosophe s’allie à un neurologue pour nous dire que «je marche donc je pense» (Droit et Agid 2022 ; voir aussi O’Mara 2021), emboîtant le pas à Pierre Gassendi, critique de Descartes qui lui écrivit que « Ambulo ergo sum. »

Dès lors, comment la marche ne jouirait-elle d’un consensus qui la pare de toutes les vertus   salvatrices ?   Propositions   architecturales   ou   urbanistiques   promouvant  la « marchabilité » des espaces publics (Gaubert 2019), injonctions hygiénistes (« 10 000 pas par jour », « un jour de sentier, huit jours de santé »), néospiritualités, pratiques artistiques… : grâce à la marche, il s’agirait toujours de revenir à une sagesse perdue, de « sauver le nomade qui est en nous » (Picq 2015), « de retrouver ses esprits, comme toute personne qui marche » et ainsi comprendre que « L’imagination débridée de notre enfance moderne » est « le vestige de nos civilisations anciennes » (Marcher depuis la nuit des temps 2023). Une entreprise de sociologie historique et d’anthropologie politique appuyée sur des interprétations archéologiques et sur une expérience du chemin de Saint Jacques présente la sédentarisation comme induisant « non simplement la “ civilisation ” mais aussi la violence et des rituels de sacrifice » (Horvath et Szakolczai 2017 : xiii). Entre telle vision nostalgique et restauratrice d’un passé parfois quelque peu rêvé et l’observation que l’engouement contemporain pour la marche est une réaction à une modernité à la fois frénétique et sédentaire, on peut écrire que marcher « rétablit l’homme dans le sentiment heureux de son existence » (Le Breton 2000 : 11), que c’est « un art tranquille du bonheur » (Le Breton 2020).

Est-ce vraiment ce que ressent qui doit s’acquitter chaque jour d’une longue corvée d’eau sous un soleil de plomb ? Il est une chose de choisir de réaliser en quelques semaines la grande traversée des Alpes du nord au sud en suivant le topo-guide du GR5, sac au dos, de refuge en auberge (De Baecque 2014). Il en est une autre de devoir franchir le massif d’est en ouest, clandestinement, de nuit, derrière un passeur à l’honnêteté incertaine. Pour une immense part de l’humanité, la marche est avant tout toujours nécessaire. C’est une contrainte pénible, sinon dangereuse, et idéalement évitable. Outre cette myopie, les abondants discours qu’elle suscite de la part de notre société semblent surtout s’appuyer sur des exemples de pratiques pédestres qui sont optatives (mais voir par contre L’Alpe 2018). Et il s’agit en fait souvent moins de la marche que d’une marche : une randonnée, une flânerie urbaine, un pèlerinage, une marche protestataire ou revendicatrice (Kim 2013). Hormis la promenade digestive quotidienne de quelques intellectuels ou oisifs, ces moments sont plus ou moins exceptionnels et marquent une rupture (Gros 2020). Tous tranchent sur la routine du quidam devant se rendre tous les matins à pied au travail ou sortant son chien.

Le fait est que les sciences sociales se sont penchées surtout sur les marches sportives et de loisir. Elles abordent néanmoins aussi les déplacements pédestres du quotidien, moins en milieu rural et domestique qu’avant tout à propos d’univers urbains (Augoyard 1979 ; Bocquet 2019 ; Espaces et Sociétés 2019 ; Hermès 2023 ; Sansot 1996 ; Thomas 2007), notamment au sujet d’aménagement des espaces publics (Lavadinho et Winkin 2007, 2012) dans lesquels les piétons peuvent être observés en tant qu’« unités véhiculaires » (Goffman 1973) organisant leurs trajectoires en chorégraphies désormais réglées en partie selon les grands principes du code de la route, comme « tenir sa droite » (Germon 2009). D’assez rares approches ethnographiques, néanmoins, portent surtout sur des contextes exotiques (voir quelques exemples dans Ingold et Vergunst 2008) tandis que l’histoire met l’accent sur l’exercice itinérant de professions particulières : colporteurs, compagnons… (De Baecque 2016). Le sens de la marche apparaît plus élusif et peu attrayant lorsqu’elle est ordinaire, même aux yeux de ses apologues les plus fervents, comme Henry David Thoreau (1862). Et la mesurer « n’est pas une chose aisée tant cette activité se glisse dans tous les moments de notre vie » confient des sociologues menant une approche quantitative des pratiques de marche des Français (Pierre, Collinet et Delalandre 2019 : 26).

Dans la région essentiellement rurale sur laquelle porte l’activité du musée de Salagon, où pèlerins, colporteurs et autres transhumants furent légion pendant des siècles, avant même les temps de la voie domitienne qui passe à proximité, les pratiques pastorales, cynégétiques ou de promenade ont profondément changé ces dernières décennies. L’éloignement des services et la généralisation de l’automobile ont fait que les aires d’appropriation de l’espace par les individus et les groupes se soient considérablement élargies et leurs limites devenues beaucoup plus floues et variables. Certaines cueillettes motivent encore des incursions dans l’espace « sauvage » mais les enfants ne vont plus y jouer. Cependant sont balisés toujours plus de sentiers, dont pourtant certains paraissaient il y a peu voués à l’oubli, qu’arpentent des foules de randonneurs équipés des désormais inévitables paires de bâtons télescopiques en alliage léger et à poignées de liège ergonomiques, souvent des résidents urbains réunis en petits groupes d’amis ou organisés en clubs parmi lesquels ne manquent pas ces « vieux qui marchent (encore) » (Winkin 2016). La surfréquentation de certains itinéraires peut d’ailleurs poser des problèmes de dégradation des chemins. Après avoir traité en 2017 des « déplacements, petits  et grands », le rendez-vous ethnologique du musée de Salagon tentera cette année d’éclairer les propriétés de la marche, y compris quand elle est discrète, et la place qu’elle tient désormais relativement aux diverses autres formes de mobilité (Urry 2007 ; Vidal e Souza et Dumans Guedes 2021), au sein du domicile comme au dehors.

Par ailleurs, quiconque s’est un jour cassé une jambe sait qu’on n’apprécie jamais autant la marche que lorsqu’elle est impossible. Incarcération (une personne détenue doit pouvoir effectuer une « promenade » d’au moins une heure par jour à l’air dit « libre »), confinement, traumatisme, paralysie, astasie-abasie (de άςταςία, astasia, « instabilité », et βάσις, basís, « action de marcher » ; perte partielle ou totale de la capacité à la station debout et à la marche en l’absence d’une affection neuromusculaire)… Comment sont interprétées et vécues les situations de limitation ou de privation de la possibilité de marcher (parfois sources d’une inspiration géniale ; De Maistre 1984 [1795]) ? Quelle est leur place dans les motivations de la croissante clientèle des nombreuses méthodes de promotion du « bien-être » par le mouvement et la « conscience somatique » (Feldenkrais, Alexander, antigymnastique…) ? Alors que les chirurgies de remplacement de la hanche ou du genou se banalisent, quelles modalités de physiothérapie, institutionnalisées ou plus ou moins alternatives, remplacent le rebouteux ? Quelles sont nos pratiques, parentales ou thérapeutiques, d’apprentissage ou réapprentissage de la marche ? Qui s’en charge ? Quelles stratégies, quels gestes, quels objets mettent-elles en œuvre ?
Nous pouvons marcher sans aucun accessoire. Pourtant, nous utilisons, ou utilisions, chaussures, chaussettes et guêtres, bâtons, cannes, tripodes et béquilles, trotteurs et déambulateurs, talonnettes, échasses, raquettes, prothèses internes ou externes en métal, céramique ou plastique, tapis de marche, textiles imperméables mais respirants, cartes et boussoles, chiens guides, téléphones à GPS et podomètres embarqués, semelles connectées, pansements seconde peau… On sait que, dans l’instruction du fantassin, la question « De quoi sont les pieds ? » appelait la réponse « Les pieds sont l’objet de soins
constants. » Quelle documentation raisonnée et quelle analyse de ces soins et de leurs instruments doit aujourd’hui mener un musée ethnographique ? Des musées de la chaussure (ou des métiers de la chaussure) ne manquent d’ailleurs pas, où les places d’honneur sont souvent réservées à des cas exceptionnels ou spectaculaires : bottes d’astronautes ayant marché sur la lune prêtées par la NASA, minuscules escarpins extraordinairement brodés de chinoises aux pieds bandés, les 749 paires restant des quelque 3000 trouvées dans la garde-robe d’Imelda Marcos… Mais s’il est fréquent que soit exposée la fabrication de l’écrase-merde ordinaire, c’est moins souvent le cas des variations de ses usages. Que nous dirait une collecte ethnographique comparative sur le contenu de nos placards à chaussures ? Parmi charentaises, mocassins et talons aiguilles, quel rôle distinctif, selon les genres, les appartenances sociales, les origines culturelles, tiennent là les tennis, baskets et autres sneakers, qui sont peut-être les éléments vestimentaires dont la très ample globalisation suscite le moins de réactions identitaires ?

Hormis la matérialité et les significations des objets associés à la marche, les musées abordent-ils et documentent-ils la diversité des formes contemporaines d’une activité désormais tellement en vogue, et comment ? Et, par-delà la résolution des problèmes d’accessibilité physique, comment intègrent-ils les spécificités, les contraintes et les possibilités de la marche dans leur prise en compte d’une démarche artistique, dans leurs efforts créatifs pour la définition d’un cheminement expositif ou d’un parcours de découverte de monuments et de sites – ou de jardins ethnobotaniques, comme c’est le cas à Salagon ? À cet égard, quelle est la place de la marche dans les pratiques contemporaines, professionnelles ou non, de la botanique ou d’autres sciences de la vie et de l’environnement ? D’ailleurs, quelle peut-elle être aussi dans la pratique de l’ethnographie (O’Neill et Roberts 2020) ? Il s’agit là d’un questionnement qui a récemment connu d’amples développements -- dont tous n’ont peut-être pas toujours les deux pieds bien sur terre -- au moins à partir d’un texte souvent cité de Michel de Certeau (1980) envisageant la marche comme une activité ordinaire productrice de significations (Toniol 2011b). Mais, d’abord, une interrogation de la marche n’est-elle pas en fait pertinente pour tout musée, parce qu’on le visite avant tout en marchant -- encore en marchant ? (Winkin et Doueihi 2020) Et aussi parce que, comme le soulignait Leroi- Gourhan (1964 : 97), l’humanisation a « débuté par les pieds ». 

« Rien n’est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. — À pied ! — On s’appartient, on est libre, on est joyeux ; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l’on déjeune, à l’arbre où l’on s’abrite, à l’église où l’on se recueille. On part, on s’arrête, on repart ; rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. À chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. Bien des fois, assis à l’ombre au bord d’une grande route, à côté d’une petite source vive d’où sortaient avec l’eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d’oiseaux, près d’un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j’ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis ; cet éclair qui emporte des tortues. — Oh ! comme ces pauvres gens, qui sont souvent des gens d’esprit et de cœur, après tout, se jetteraient vite à bas de leur prison, où l’harmonie du paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en poussière, s’ils savaient toutes les fleurs que trouve dans les broussailles, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris que découvre parmi les paysannes l’imagination ailée, opulente et joyeuse d’un homme à pied ! Musa pedestris. Et puis tout vient à l’homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées ; il lui échoit des aventures, et, pour ma part, j’aime fort les aventures qui m’arrivent. S’il est amusant pour autrui d’inventer des aventures, il est amusant pour soi-même d’en avoir. »

Victor Hugo, Extrait de «Lettre XX» (De Lorch à Bingen), Le Rhin, Hetzel, 1842 (Tome 2).

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